Neuville-sur-Ain

Captured

EXIF

f/18 6 sec 47mm ISO 100

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Parmi les multiples signes ponctuant les itinéraires routiers que nous avons empruntés des centaines de fois dans nos vies, d'abord à l'arrière de la voiture familiale puis au volant de nos berline et break d'occasion, la boutique de menuiserie de Neuville-sur-Ain a fait l'objet de plusieurs tentatives de prise de vue, par temps de brouillard, en contre-jour léger à l'aube, sous un soleil dur en début d'après-midi en rejoignant la baignade, mais aucune de ces images n'a paru assez convaincante pour rejoindre la collection du Secteur Lambda. C'est donc avec ce qu'on peut désormais appeler un bon vieux reflex numérique que je l'ai finalement photographié, par crainte qu'il ne disparaisse prochainement. Cette crainte est certainement ce qui a motivé le petit inventaire que nous avons mené ces dernières années, avec nos Rollei 35. Si nos souvenirs s'accumulent depuis suffisamment d'années dans des formats jpeg pour que leur définition commence à nous toucher d'une façon presque mélancolique, dans le secteur, nous ne sommes pas apaisées si le claquement du miroir dans le boîtier ne nous assure pas une impression immédiate sur pellicule. Cette habitude n'a pas été ternie par les multiples surexpositions, grippages, manivelles de rembobinage bloquées, cellules manuelles oubliées qui compliquent la tâche.

Entre le moment où nos parents ont commencé à remplir des classeurs d'images dont nous étions les sujets et celui où nous avons sanglé des appareils autour de nos cous comme on chausse des skis en enfilant des gants fourrés sur le plateau de Retord, la photographie argentique a été le motif d'un certain nombre d'explorations et le support de nos premiers fantasmes. Je crois que cela débutait devant des maisons dont les volets, restés fermés assez longtemps pour trahir le décès d'une personne dont les proches ne se souciaient plus ou vivaient trop loin, nous invitaient à entrer. Nous n'avons pas visité beaucoup de salons abandonnés, mais ils n'ont fait qu'affiner notre complicité. La première fois, c'était à Confranchette. Il y avait cet homme d'une cinquantaine d'années, ce fou, qui occupait plusieurs bâtiments en pierre à l'autre bout du hameau et chassait vigoureusement les vendeurs de brioches et tickets de tombola qui osaient l'approcher. Quand il a finalement été hospitalisé, nous avons enfin eu l'occasion illégale de pousser la porte de sa grange, avec une excitation d'enfants canailles mais morts de trouille. Là s'accumulaient des montagnes de composants électroniques dépecés et rangés à même la terre battue. Le fou était un génie, et il nous en laissait les preuves.

Dans des boîtes de fer, ses diapositives sous cache immortalisaient des années de recherche dont nous ne savions pas si elles étaient à proprement parler scientifiques ou si elles en prenaient seulement l'allure compulsive. Tout laissait penser qu'il n'avait cessé de chercher quelque chose, reclu dans son village natal et sans aucun contact avec ses semblables, comme un petit animal paranoïaque. Mais sur l'une des multiples diapositives que nous scrutions à travers la fenêtre de la grange nous est apparue, au milieu du même capharnaüm que celui dans lequel nous nous trouvions, la silhouette d'une femme. Très soignée et un peu fière, brune élancée dans une longue robe rouge, elle fixait le photographe avec franchise. Rien ne semblait l'inquiéter, ni la troubler. Ses souliers avaient dû écarter quelques circuits imprimés pour pouvoir prendre la pose, à moins que le fou ne s'en soit chargé. Tout en émettant des hypothèses qu'aucun élément ne pourrait jamais confirmer, nous l'avons longuement cherchée sur d'autres images, minuscules et transparentes, sans jamais voir réapparaître ce fantôme à chignon haut.

Plus tard, en noir et blanc et sur papier crénelé, des soldats hilares chevauchant de jeunes femmes endimanchées dans des petits jardins bressans nous ont tout autant intrigués, mais d'une autre façon.