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Neuville-sur-Ain

Parmi les multiples signes ponctuant les itinéraires routiers que nous avons empruntés des centaines de fois dans nos vies, d'abord à l'arrière de la voiture familiale puis au volant de nos berline et break d'occasion, la boutique de menuiserie de Neuville-sur-Ain a fait l'objet de plusieurs tentatives de prise de vue, par temps de brouillard, en contre-jour léger à l'aube, sous un soleil dur en début d'après-midi en rejoignant la baignade, mais aucune de ces images n'a paru assez convaincante pour rejoindre la collection du Secteur Lambda. C'est donc avec ce qu'on peut désormais appeler un bon vieux reflex numérique que je l'ai finalement photographié, par crainte qu'il ne disparaisse prochainement. Cette crainte est certainement ce qui a motivé le petit inventaire que nous avons mené ces dernières années, avec nos Rollei 35. Si nos souvenirs s'accumulent depuis suffisamment d'années dans des formats jpeg pour que leur définition commence à nous toucher d'une façon presque mélancolique, dans le secteur, nous ne sommes pas apaisées si le claquement du miroir dans le boîtier ne nous assure pas une impression immédiate sur pellicule. Cette habitude n'a pas été ternie par les multiples surexpositions, grippages, manivelles de rembobinage bloquées, cellules manuelles oubliées qui compliquent la tâche.

Entre le moment où nos parents ont commencé à remplir des classeurs d'images dont nous étions les sujets et celui où nous avons sanglé des appareils autour de nos cous comme on chausse des skis en enfilant des gants fourrés sur le plateau de Retord, la photographie argentique a été le motif d'un certain nombre d'explorations et le support de nos premiers fantasmes. Je crois que cela débutait devant des maisons dont les volets, restés fermés assez longtemps pour trahir le décès d'une personne dont les proches ne se souciaient plus ou vivaient trop loin, nous invitaient à entrer. Nous n'avons pas visité beaucoup de salons abandonnés, mais ils n'ont fait qu'affiner notre complicité. La première fois, c'était à Confranchette. Il y avait cet homme d'une cinquantaine d'années, ce fou, qui occupait plusieurs bâtiments en pierre à l'autre bout du hameau et chassait vigoureusement les vendeurs de brioches et tickets de tombola qui osaient l'approcher. Quand il a finalement été hospitalisé, nous avons enfin eu l'occasion illégale de pousser la porte de sa grange, avec une excitation d'enfants canailles mais morts de trouille. Là s'accumulaient des montagnes de composants électroniques dépecés et rangés à même la terre battue. Le fou était un génie, et il nous en laissait les preuves.

Dans des boîtes de fer, ses diapositives sous cache immortalisaient des années de recherche dont nous ne savions pas si elles étaient à proprement parler scientifiques ou si elles en prenaient seulement l'allure compulsive. Tout laissait penser qu'il n'avait cessé de chercher quelque chose, reclu dans son village natal et sans aucun contact avec ses semblables, comme un petit animal paranoïaque. Mais sur l'une des multiples diapositives que nous scrutions à travers la fenêtre de la grange nous est apparue, au milieu du même capharnaüm que celui dans lequel nous nous trouvions, la silhouette d'une femme. Très soignée et un peu fière, brune élancée dans une longue robe rouge, elle fixait le photographe avec franchise. Rien ne semblait l'inquiéter, ni la troubler. Ses souliers avaient dû écarter quelques circuits imprimés pour pouvoir prendre la pose, à moins que le fou ne s'en soit chargé. Tout en émettant des hypothèses qu'aucun élément ne pourrait jamais confirmer, nous l'avons longuement cherchée sur d'autres images, minuscules et transparentes, sans jamais voir réapparaître ce fantôme à chignon haut.

Plus tard, en noir et blanc et sur papier crénelé, des soldats hilares chevauchant de jeunes femmes endimanchées dans des petits jardins bressans nous ont tout autant intrigués, mais d'une autre façon.

Cize

Cette propension à rejoindre le point d'eau le plus proche dès que la chaleur commence à grimper dans le ciel du secteur peut parfois sembler déraisonnable. C'est pourtant comme ça que l'on vit.

On longe la frontière des cours d'eau pour rejoindre des cascades. On cherche un cadrage à travers l'objectif comme on regarde dans un masque de plongée.

Pont d'Ain

La tendresse pavillonnaire des fins d'année.

Jujurieux

L'hiver sera chaud.

Rivière d'ain

En regardant la carte du secteur, on se rend vite compte que la rivière d'Ain le long de laquelle il s'étale sépare le Bugey du Revermont puis de la Dombes, avant de cerner la plaine Côtière par le sud. Elle est lourde et sombre jusqu'à Neuville-sur-Ain, puis elle s'effiloche, laissée aux pêcheurs et kayakistes avant de rejoindre le Rhône près de Lyon.

Enfant, j'avais du mal à faire le rapprochement entre ces deux environnements aux profondeurs distinctes. A Chambod, on cherchait très loin vers le bas, les yeux fermés et à des températures toujours plus basses, un semblant d'algue qui précéderait le fond de la rivière. Puis on s'étendait à la surface de l'eau et on imaginait les ruines de villages qui avaient été engloutis par EDF. Nos petites silhouettes devaient leur faire de l'ombre. Des collines boisées et parfois abruptes cernaient les deux rives. A cet endroit, personne ne traversait la rivière dans sa largeur.

En aval, au centre de Neuville, c'était réservé à la pêche, aux couleuvres et aux retraites aux flambeaux. En revanche, à partir de Pont d'Ain, les baigneurs et les embarcations commençaient à s'agglutiner sur des îlots que l'on rejoignait facilement à pied, avec glacière et parasol. A Varambon, Priay, Chazey, c'était la vraie rivière, dans son tempérament le plus joyeux. Enfant, les galets de l'Ain me paraissaient si lisses, lavés par le fort courant et comme chauffés à blanc sur la rive. Je crois que le niveau de l'eau, à cette époque, a rarement dépassé nos nombrils, mais elle nous paraissait glacée et rapide. Pendant des heures, les fesses en l'air et un masque de plongée sur la tête, souples comme jamais, on dégottait de beaux ricochets et parfois même des petits poissons qui fuyaient avant que l'on ait pu tendre la main. Seuls les vairons commettaient l'imprudence de faire une pause derrière nos mollets, à contre-courant, et finissaient dans l'épuisette. On la vidait régulièrement dans un paquet de chips rempli de flotte et accroché à un buisson. Histoire de varier les activités, les plus courageux d'entre nous pendaient des cordes aux saules et se jetaient dans de petits trous d'eau. D'autres allaient explorer la végétation poussiéreuse des environs. Après le goûter, les doigts plein de choco-Prince ramollis, on érigeait des bassins parce qu'on pensait que l'eau stagnante allait se réchauffer au soleil, qu'on pourrait envisager un élevage de brochets, mais bien souvent l'ouvrage finissait par servir de stock de bières fraîches aux adultes qui nous accompagnaient. Un jour, on a compris nous aussi que ça pouvait être beau, en effet, le parfum de l'alcool et de la vase mélangés. Aux alentours de quatorze ans, a peu près, nous non plus on n'a plus rien cherché à attraper. On allait juste faire passer le temps sous le cagnard, en sortant du collège ou au début des vacances d'été, en petit maillot, sans crème et sans casquette, histoire de morfler un peu. Et puis on n'est plus rentré le soir, on a fini de mauvaises bouteilles autour d'un feu avant de s'endormir sous un duvet troué par les mégots, mais ça, on en a déjà parlé.

Ça fait longtemps qu'on n'a pas campé sur le rivage, un peu cuits par le soleil et d'autres choses, mais depuis quelques années je trouve la rivière bien sale, recouverte d'un duvet un peu gluant à peine gêné par les nouveaux enfants du coin. En plus, elle est toujours tiède. Difficile de faire baisser sa température dans ce qui reste d'eau, à la fin de juillet. Si ça continue, les touristes devront porter leur canoë sur une grande partie du circuit, en chaussures antidérapantes, et manqueront la navette de Gévrieux où plus personne ne s'élancera du pont. Heureusement qu'il nous reste l'odeur.

Bourg-en-Bresse

Au lycée Carriat, il devait y avoir une fille pour dix garçons. Les étudiants avaient leur propre piscine, un grand terrain d'athlétisme et un gymnase avec mur d'escalade. On a un copain qui a fait une formation d'éducateur sportif là-bas, mais il nous a jamais fait entrer. Je m'étonne qu'on ait été si peu curieuses à l'époque. C'était une école aux diplômes techniques et professionnels, nous étions générales. On ne croisait les élèves d'autres lycées qu'aux manifs devant la préfecture, à la salle de concert de la Tannerie ou au skatepark. Le Peter Campus Bar, dans le quartier, était surtout fréquenté par ceux du lycée Lalande. C'était pas rare de commencer le plan de ses disserts devant un chocolat chantilly, et de l'oublier après un kir bien dégueulasse en évitant de rater le bus.

Coutelieu

On vous informe

Confranchette le bas

Je voulais enterrer la première. Dans le jardin bien sûr.

Depuis la soirée où nous l'avons inaugurée à Ambérieu, en version cathédrale à cause de sa hauteur de plafond, celle-ci a connu plus de cinq ans de routes de campagne sous la pluie, la neige, le soleil et souvent dans la brume, les encouragements vains en montée, les nuits de camping dans le Secteur et à l'autre bout du pays, Neil Young à tue-tête, et les allers-retours trop fréquents chez le garagiste. On le sait bien pourtant, qu'il faudra un jour prochain en changer, mais il n'empêche : on a pour ces tas de ferraille une sorte d'attachement proportionnel aux kilomètres parcourus.

C'est donc une nouvelle fois la fin, et il fallait bien trouver un clin d'oeil convenable en guise d'adieu. Kangoo, tu auras au moins une fois connu la brume de l'intérieur.

Saint martin du mont

Banquet familial en salle des fêtes, choisie par le résident qui l'organise. Ballons colorés, tables en U ou en T, cuisine professionnelle, boiseries vernies et scène champêtre peinte en fond de pièce. Apéritif kir ou fût de bière, grand-mères assises et souriantes sur des bancs de pierre, on échange avec les cousins, les oncles, les tantes qu'on voit rarement. Et on découvre, dans un coin de la cour, les "amis" de l'hôte, un cercle d'inconnus qui ont envie de faire la chouille. Ils mangent gaiement le midi, se font un peu remarquer, puis fument des clopes en extérieur. Coffre ouvert, ont entend vrombir leurs basses. Quatre heures. Ils entament une partie de pétanque au soleil.

On se demande, dans un secteur si restreint, combien de petits mondes autonomes trouvent ainsi leur identité. Etablissant leurs propres codes, ayant la même vision d'une journée réussie. Avec mon ami de cousin, on les regarde faire discrètement.

Pont d'Ain

Comme chaque été, la plaine du Secteur Lambda voit naître de nombreux feux dans ses bordures - de jardins, rivières, cabanes et carrières. A cause du plan canicule, c'est sûr, on se fait un peu plus discret ce mois-ci. Mais c'est incontrôlable. Quand il fait chaud, on a envie que ça brûle.

Il y a ceux qui font des barbecues, et ceux qui ne cherchent pas l'utilité. Ces derniers attendent la nuit, en maillot de bain dans les fourrés. Avec la lampe de leur portable, ils ramassent des branches pendant que d'autres installent un campement sur les galets. Et que d'autres encore s'égarent dans le noir, volontairement ou non. Pas assez de monnaie pour les marshmallows, tout est passé dans le pack de bières, dont les bouteilles se décomposent dans l'eau, le cul au frais. Il n'y a rien à griller. Simplement l'envie de regarder un feu se consumer. L'alimenter parfois, parce qu'on n'a pas encore sommeil. Approcher la main un peu trop près. Voir le visage des autres, par intermittence.

Si on pouvait prendre de l'altitude, ces feux d'été formeraient, vus d'en haut, une drôle de galaxie. On pourrait relier les points. Etablir des théories sur les zones d'amitiés, de premières amours, de défonce ou de baston improvisée - toutes ces no-go-zones pour papa-maman, qui semblent émettre des appels : c'est là que ça se passe !

La Tranclière

Lorsque que j'étais enfant, mon père passait la majeure partie de son temps libre à fabriquer des avions miniatures. Sa passion pour l'aéromodélisme était alors à son apogée, et nous avions pour habitude avec ma sœur de l'accompagner, quasiment chaque week-end, au terrain d'aviation de la Tranclière, histoire de tester le tout dernier engin. Durant le trajet, je sentais mon père fébrile, et je ne pouvais pas m'empêcher d'imaginer le crash malheureux de son nouveau jouet à l'occasion du premier vol. Des accidents du type, on en a vu, et c'était pas drôle. Ton excitation est coupée nette, et tu n'as plus qu'à retourner à l'atelier, si tu as eu assez de chance pour ne pas récupérer que des débris.

On était souvent intimidées au début de la journée, au milieu de tous ses bonhommes qui paradaient fièrement avec leurs maquettes volantes fraîchement peintes. Parfois, l'un d'eux venait avec ses enfants, et c'était bon signe pour nous. Quelqu'un avait installé une vieille caravane sur le bord du terrain ; un espace de jeu idéal pour les gamins que nous étions, surtout quand on commençait à se lasser du bruit des moteurs, ou quand la tête nous tournait à force d'avoir le nez en l'air. Mon père a frappé fort une année à Pâques : son tout nouveau modèle, équipé d'un tronc de poupée Barbie en guise de pilote, était capable de larguer des œufs en chocolats qu'on cherchait des heures durant, au milieu de l'herbe rase peuplée de grillons. On oubliait les avions au-dessus de nos têtes, et il n'était pas rare qu'on nous crie de nous ranger sur le côté, atterrissage d'ULM oblige.

La route du retour était heureuse ; je respirais l'odeur si caractéristique d'une journée au grand air qu'avait capturée ma peau, et on prenait le chemin herbeux qui longe l'autoroute et vous secoue dans tous les sens. C'était, je crois, mes premières sensations de blues du dimanche soir.

Servas

"L'ain, département jadis fiévreux et misérable". On m'a souvent répété cette phrase d'un ton taquin, mais indulgent. Il est vrai, et c'est ce qui nous fait parfois dire c'est une terre du pas grand chose, qu'il y a longtemps, la Bresse et la Dombes étaient un vaste marécage. Peu à peu il s'est asséché, et les forêts se sont étendues.

Le peuple bressan, d'origine gauloise, est encore réputé pour les rites et croyances qu'il a perpétué, et qui étaient en grande partie dus à l'isolement dont il était victime chaque hiver. Les rivières et les champs, se gorgeant d'eau à la moindre averse, les séparaient du reste du monde. Un jour, on a découvert le maïs, qui s'est étendu rapidement sur des terres qu'on savait fertiles comme ça n'est pas permis. Très vite, la volaille de Bresse, nourri au-dit maïs qui lui fait la cuisse grasse et le ventre jaune, provoque la fortune des petits paysans bressans, qui pavanent dans les grandes villes dans leur costume folklorique ceinturé de pièces d'or.

Encore aujourd'hui, les repas de famille se déroulent autour d'un bon poulet à la crème. Hormis le trou normand et jusqu'au fromage, chaque plat est concocté avec des produits du pays, qui vous nourrissent comme s'il devait encore venir à manquer.

Les petits cousins n'ont pas fini leur assiette qu'ils tentent déjà d'escalader les colombages, et deux oncles se sont endormis à table. Sur ma sauce éclaircie au bouillon, le beurre fait de petits étangs. Rien n'est gagné d'avance.

Saint-Rambert-en-Bugey

Un panneau « Vallée sans brouillard » vous accueille à l'entrée de Saint Ramb - comme on dit ici. Ça peut faire sourire, mais c'est vrai la plupart du temps. La brise de montagne a pour habitude de chasser la brume, alors qu'on ne voit rien à plus de trois mètres dans la plaine de l'Ain. Le panneau qui suit n'est pas mal non plus : vous entrez au « Pays du Ramequin ». Tout à fait réjouissant lorsqu'on est en compagnie d'amis qui ne maîtrisent pas encore la spécialité ultra-locale évoquée.

C'était bien un jour à manger du ramequin, et la brume avait l'air de vouloir s'installer pour la soirée. On en est reparti sous la pluie, en fredonnant le refrain du tube pop-rock local.

Tenay

Tenay est une ancienne ville industrielle située à la fin des gorges de l'Albarine. Les commerces abandonnés rythment ses rues, et on se surprend à admirer avec nostalgie les peintures publicitaires encore visibles sur de nombreuses façades. Rue Centrale, la Maison de retraite de l'Albarine, construite avec la place disponible, a elle aussi été vidée de ses occupants. Chaque année, l'ouverture de la pêche amorce la traditionnelle immigration des cuissardes en caoutchouc, qui repeuplent petit à petit, et pour un temps la ville. Il faut dire que l'Albarine est l'une des rivières les plus poissonneuses de la région.

On entre dans Tenay en quittant la D1504 pour la rue de la gare, et on passe alors de l'autre côté de la barrière antibruit verte qui borde l'ensemble de la ville. La plupart du temps, on passe tout droit, parce qu'on a prévu une randonnée dans le Valromey, un dimanche familial au vélo-rail de Pugieu ou une excursion à Aix-les-Bain. Je garde le souvenir de ces trajets durant lesquels j'attendais de jeter, au passage, un coup d'oeil sur l'étrange ville coincée entre les montagnes et la départementale. Cette ville où, décidément, on n'aimerait pas habiter mais qu'on rêve secrètement d'explorer.

Longeville

Les activités sportives péri-scolaires ont le mérite de proposer aux jeunesses locales toutes sortes de divertissements possibles dans les paysages qu'ils habitent. Sortie VTT, accrobranche, tournoi de football qui, de week-end en week-end, passe de commune en commune - chacune son stade. Mais l'objectif de fin d'année, c'était souvent la descente de la rivière d'Ain. Bien qu'elle peine à dépasser le mètre de profondeur à partir du mois de juin, et que par conséquent les canoës sont plus souvent poussés sur les bancs de graviers que propulsés dans des rapides, cette perspective nous réjouissait. Notre apprentissage de la glisse et du maniement des pagaies se faisait à la base de loisirs de Longeville, sur un lac artificiel qui, comme la plupart des retenues d'eau ici, est une ancienne gravière. On nous confiait une combinaison élastique version short qu'on enfilait derrière le bâtiment d'accueil. Le moniteur distribuait un kayak en fibres électrostatiques et des gilets de sauvetage qui ridiculisaient les prétendus beaux gosses de la classe. Nos Nike faisaient splash avant même qu'on ait mis le pied dans l'embarcation. Un tiers de la séance était sacrifié à ces préparatifs. On pouvait tenter d'attraper des écrevisses ou ramasser des coquilles de corbicules en attendant dans les algues. Après quelques exercices de slalom au bout du lac, là où l'on entend l'autoroute passer, le professeur d'EPS mettait sa robe et nous faisait une démonstration d'esquimautage. Elle relevait plus de la parade que d'une technique de survie, et faisait son petit effet sur les accompagnatrices. Personnellement, ça ne m'a jamais rien dit de chavirer.

Sur le plan de la rivière, il suffit de choisir un pont de départ et pont d'arrivée. Poncin, Neuville, Pont d'Ain, pont SNCF, pont d'autoroute, Priay, Gévrieux (d'où les garçons sautent en fin de journée), Chazey, et après ça fait trop loin. Le parcours était un lent travelling, le long duquel de micro-événements nous apparaissaient sur les deux rives. Pique-niques en famille, octogénaires sportifs ultra-bronzés, nudistes, lendemains de cuite autour d'un feu, tubas fluos, lectrices sous parasol, enfant au bord de la noyade, saut à la corde, pêche de vairon à l'épuisette, remontée du courant en crawl. Au milieu du cours d'eau, on pose la rame sur nos cuisses qui commencent à rougir, ça fait un léger clapotis, puis tout devient silencieux. Le gilet de survie gratte un peu, on l'enlève discrètement. Dessous, ça sent bon la vase et le monoï.

Saint Rambert en Bugey

Au bord de la Câline, les toits des usines ont fini de tomber. En quatre ans, c'est pas très étonnant, une ruine ça fait sa vie. Ici comme ailleurs, personne n'est vraiment hostile aux changements. On sait de toute façon que la vallée de l'Albarine, comme un bidon Avia, ne risque pas de bouger.

A Tenay, si les gamins veulent faire du skate, c'est derrière l'entrepôt rose. Dans le centre, on se promène. Depuis la fermeture des dernières usines de textile, dans les années 80, le nombre d'habitants a été divisé par quatre. Des familles partent et nous laissent leurs enseignes. Babolat en bord de Nationale, Ricolet dans la rue principale. Les vérandas des maisons surplombent la rivière qui traverse le village. On pêche, mais on relâche le poisson aussitôt, faut vraiment pas brusquer le cours des choses. D'ailleurs, il pleut, c'est peut-être le moment de briser le silence, et d'aller vider deux trois jaunes au comptoir du Grand Café.

Fromentaux

On avait certainement l'air de loubardes à trainer ainsi un dimanche après-midi d'hiver dans ce vaste camp abandonné des Fromentaux. C'est un lieu un peu mythique, qu'on a souvent observé depuis les fenêtres des wagons de TER, lors des classiques voyages Ambérieu – Lyon. Le chien nous accompagnait ce jour-là. Il naviguait tranquillement entre les différents entrepôts du site, tout en nous surveillant du coin de l'oeil, spécialement lorsque nous disparaissions quelques minutes à l'intérieur de l'un d'entre eux. Bizarrement, il n'a jamais été tenté par l'exploration des bâtiments du chenil.

La zone ouest des magasins de stockage de munitions reste ma parcelle préférée. L'alignement des anciens blocs et leurs numérotations, la végétation dont plus personne ne se soucie et qui s'en donne à cœur joie, la voie ferrée qui découpe l'espace et la plaine de l'Ain qui s'étire à l'horizon. L'espace est tellement immense qu'il nourrit bon nombre de fantasmes. De 1919 à 1948, le site porte le nom d'Entrepôt de Réserve Générale du Temps de Paix. J'aime l'effet que ça fait quand on y pense.

On surveille les actualités : le projet Transpolis, sorte de ville-laboratoire qui permettrait de tester des solutions de transports urbains, devrait être lancé d'ici deux ans. En attendant, on apprend par Le Progrès que des gars du coin se sont fait pincés alors qu'ils récupéraient une demi-tonne de poutrelles d'acier découpées au chalumeau.

Lac de Sylans

Le lac de Sylans, situé sur la route de Genève, n'aurait pas eu droit à son panneau sur l'autoroute des Titans sans l'existence de monsieur Moinat, limonadier de Nantua. En 1864, il décide d'aller découper les blocs de glace qui se forment sur ses eaux peu profondes, afin de rafraîchir les boissons qu'il distribue en ville. Ainsi commence l'exploitation des glacières de Sylans qui livreront leurs wagons de fraîcheur, de Paris à Alger, pendant un demi-siècle.

Il y a deux ou trois ans, on mangeait un steak au Relais des glacières, un petit routier tenu par l'une des familles turques de Nantua, et on s'est rendu compte que les bâtiments étaient en cours de réhabilitation. C'était pas bon signe. La commune avait profité d'une transformation de la célèbre ligne des Carpates - qui relie désormais Bourg en Bresse à la Suisse à grande vitesse - pour déblayer la zone, installer des barrières, quelques spots colorés et une pancarte pédagogique sur l'écologie locale.

A défaut de pouvoir prendre le téléphérique que monsieur Moinat rêvait de construire dans son eldorado, on peut grimper à côté de l'antenne de téléphonie mobile et voir ce qui reste de l'époque où c'était un lieu intéressant.

Chambod

2013 était l'une de ces années où, entre autres, le barrage de l'Allement organisait une vidange de la rivière d'Ain. On s'en faisait un petit événement, avec son lot de fantasmes ordinaires : bancs de poissons desséchés, carcasses de vieilles Peugeot, village englouti dont on découvre les ruines.

Depuis Poncin, on a remonté la rivière qui n'était plus grand chose. L'île Chambod, réputée pour ses croisières en pédalo jaune, ressemblait à une touffe d'herbe dans un désert de boue. Quelques familles en cirés étaient venus admirer la scène. Ils cherchaient un tout petit détail, dans ce paysage, qui leur permettrait d'inventer des histoires aux enfants. On l'a cherché, nous aussi, ce détail. On est allé à la Guinguette, sur la plage, où l'on s'est rendu compte qu'à l'endroit où les gens plongeaient, ils sautaient en réalité d'une falaise de plus de quinze mètres. Que vraisemblablement, c'était pas la peine d'aller pêcher à Merpuis. Que le village immergé, c'était juste les piles d'un vieux pont en pierre. Et qu'on n'avait noyé aucun crime en Haut-Bugey.

Ce jour-là, le barrage paraissait tout petit. En suivant les lignes électriques, on pouvait relier ce trou d'eau aux vitrines des pizzeria de Pont d'Ain, dont l'enseigne reste éclairée toute la nuit. Du coup, on n'a presque pas pris de photos.

Poncin

Le viaduc autoroutier de Poncin est un pont en poutre-caisson. Achevé en 1986, il permet à l'A40, joliment nommée l'autoroute des Titans, de franchir la rivière d'Ain.

L'accès sous l'ouvrage se fait par la route, et on trouve bien sûr quelques tags sur les piles. L'ambiance est curieuse; on admire la vue sur Poncin et les monts d'Ain dans le vacarme du passage des voitures.

Jasseron

Derrière le mystérieux et poétique nom d'Étoile du matin se cache un centre de loisirs situé à Jasseron. Ce fut le lieu de ma première et unique colonie de vacances. Après vérification, il s'est avéré que Nelly y a également passé une semaine en juillet 1995. Mais à force de chercher la coïncidence folle, la mémoire s'embrouille.

Le bâtiment, aussi charmant soit-il, est loin d'être un château perdu dans la forêt, et la cour intérieure nous a paru moins vaste et isolée qu'à l'époque. Les poneys et le terrain de mini moto-cross sont toujours là, et c'est presque rassurant de se dire que depuis vingt ans, des centaines d'enfants ont probablement chevauché les mêmes montures que nous.

Va savoir, les monos jouent peut-être encore « Stewball » à la guitare.

Bourg-en-Bresse

Avant notre entrée au lycée, les occasions d'aller en ville se réduisaient au besoin d'y faire des courses. Souvent, nous ne dépassions pas les grandes surfaces qui étaient implantées à leur entrée. On y trouvait tout ce dont on avait besoin. L'immense choix de céréales format pocket, de nouveaux écouteurs pour mon walkman au rayon électroménager, des chaussures et autres T-shirt Tex pour nos look de garçons manqués, un ou deux jolis timbres à la Maison de la presse. Le grand Carrefour avait fait construire une passerelle qui permettait de rejoindre la médiathèque de Bourg sans risquer de se faire écraser sur l'une des voies qui contournent le centre de la ville. Après le remplissage de chariots, nous avions donc droit à une pause culturelle.

Avant sa destruction récente, on pouvait aussi aller chez Leclerc. Un route campagnarde et rassurante permettait à certaines personnes, comme mon grand-père, d'aller y acheter des pointes sans prendre la Nationale. Parfois ils y allaient le samedi matin, histoire d'en faire une vraie sortie.

L'autre jour deux jeunes garçons traînaient dans les ruines du supermarché, devant le carrelage bleu du rayon boucherie. Un peu émus, ils prenaient quelques images avec leur portable d'un endroit qui avait représenté toute leur enfance.

Pont d'Ain

Quand on n'avait pas le courage, ou besoin de peu de choses, on allait juste au Super U de Pont d'Ain. Maman mettait de l'essence à l'une des deux pompes disponibles pendant qu'on allait acheter trois tomates et des biscuits en serrant la monnaie dans nos petites mains. Sauf lorsqu'il pleuvait. Là, elle se débrouillait toute seule, et c'était long de l'attendre dans la voiture, à regarder passer les convois de train le long de l'entrepôt. Depuis, le Super U a été déplacé dans la plaine. Sa façade en taule est décorée d'une grande croix de Savoie. L'ancien bâtiment abrite désormais un combiné garage automobile et cave, ce qui résume assez bien l'activité commerciale pondinoise. La ville n'est pas un lieu où les gens s'arrêtent, mais plutôt une sorte d'étape qui peut permettre dans certains cas de franchir la rivière d'Ain. On ne s'est jamais vraiment intéressé à la clientèle du camping de l'Oiselon, mais je crois que ce sont plutôt des routiers. Ou alors, des gens qui se sont perdus.

* * *

Les jours de pluie, un quart du parking se transformait en pataugeoire. Selon l'affluence, se garer devenait un réel défi de vitesse et de stratégie. Enfant, la seule joie d'accompagner Maman était de négocier le maximum de temps au petit rayon librairie, qui, entre les ouvrages de la Bibliothèque verte, les Chair de poule et quelques Pocket, offrait au final peu de choix. J'ai réalisé des années plus tard qu'à l'arrière de l'abri à caddies se trouvait un passage permettant de rejoindre à pied la rue Saint Exupéry.

Saint Martin du Mont

Un soir, il a été question de ne photographier le secteur que dans la brume. En plus de caractériser les terres humides, où sont juxtaposées plaine, étangs et montagnes, elle a l'habitude de s'éterniser dans notre village : tu la vois descendre de la forêt, napper les jardins, puis s'adapter précisément aux frontières du hameau. En plissant les yeux, tu te fais à son manque de générosité. Parfois, elle dilue simplement les couleurs, et nous sépare du ciel. Parfois, on voudrait tendre les bras pour trouver un premier plan, n'importe quoi, tellement c'est épais. Tu lui dis qu'elle exagère un peu, de faire tant de mystère. A travers le viseur, tu la parcoures, tu ne sais plus qui, d'elle ou de toi, a le plus grand désir d'isoler l'autre. Et à quels temps ça te ramène. Comme dans les calques d'une image, il te semble soudain que beaucoup trop d'éléments se superposent, entre cartographie, mémoire et météo - ça en devient illisible. T'as juste envie de garder la brume, comme ça, en guise de fond. C'est à peu près ce qui est arrivé hier.

Tenay

La maison du Villars, victime d'un éboulement causé par le dégel, se trouvait dans le Secteur Lambda, au bord de l'Albarine, en Bas-Bugey. Un rocher de plusieurs tonnes rafla l'une des voitures qui empruntait la vallée, avant d'enfoncer la façade de l'habitation d'en face. Pendant quelques mois, l'intérieur en fut visible depuis la route - et l'intimité de ses habitants soudain dévoilée aux passants. Il paraît qu'un gamine, surnommée Viky Fashion, y traînait parfois.

Saint Martin du Mont

La jeunesse Saint Martinoise a une certaine idée de l'héritage. De génération en génération, la cabane de Confranchette aura abrité de nombreuses expériences adolescentes. Certains auront tenté d'y faire l'amour. Elle se sera écroulée quelques fois. Ses porte et fenêtres auront changé de forme et de place. Même les fleurs en plastique auront pourri.

Ces dernières années, le fauteuil de jardin a remplacé nos petites chaises de camping en toile colorée. La Vodka se mélange toujours au Red Bull à côté des bouteilles de Cerdon éventé, et c'est toujours aussi dégueulasse. En revanche, il n'y a plus de pages lingerie du catalogue La Redoute agrafées aux planches ou planquées sous un mètre carré de moquette. Juste quelques tags, tracés à la peinture bleue.

Boyeux-Saint-Jérôme

Sur la D12B depuis Boyeux pour rejoindre Saint-Jérôme, on a trouvé une vierge dans un virage.

Châteauvieux

Hameau situé sur le chemin de traverse permettant de rallier le Haut-Bugey au Revermont, en traversant la rivière d'Ain au niveau de Neuville-sur-Ain. Composé de quelques habitations, d'un bâtiment ( aujourd'hui en travaux ) qui accueillait des colonies de vacances, et d'un château accroché à la falaise, le lieu est carrément hors du temps, encaissé, humide, et possède un charme certain. C'est la route du retour, le passage attendu au moment où la lumière décline.

Cette fin d'après-midi là, un feu dans un champ. On entame alors la descente, avant de traverser le Suran et de gagner le plateau de Saint Martin du Mont.

Les baigneurs des environs viennent y trouver la fraîcheur les après-midis d'été.

Hauteville

Dans les petites chambres des infirmières, la charpente est apparente et la tapisserie à fleurs presque intacte. C'est comme si on avait posé un chalet sur le toit d'un HLM. Le reste du bâtiment de béton est peint en jaune ou rose pâle et lessivable. Les balcons, fidèles aux codes sanitaires, donnent plein sud. Ils surplombent une prairie, et un petit lac artificiel.

Hauteville accueillit le premier sanatorium populaire français, avant de refuser d'être l'une des plus grandes stations climatiques de France, laissant cette primeur au plateau d'Assy, en Haute-Savoie.

La ville n'a pas besoin de neige pour tourner au ralenti. Sur bon nombre de ses façades, on distingue encore le mot "repos".

Fromentaux

Les Fromentaux, un dimanche de janvier 2011. Le portail bleu de l'ancien camp militaire, construit en 1917, restera toujours entrouvert. Sur son terrain, des bâtiments de stockage de munitions longent une voie ferrée hors d'usage. Vestiaires, risque d'incendie, produits toxiques. Sans prendre de gants, tu essaies de dégripper le poste d'aiguillage manuel.

Bourg-en-Bresse

Quand on était enfant, aller à la vogue de la Saint Martin, c'était presque une punition. On avait froid, peur, et un peu faim. Maintenant on la regarde depuis le parking en finissant nos Kinder, c'est vachement beau.

Binda

Platrerie, isolation, peinture. Le bâtiment restait vaguement dissimulé derrière la végétation, à l'entrée sud de Bourg-en-Bresse. Et puis l'année dernière, le terrain a été nettoyé, les maçons ont installé une bétonnière. On pourrait imaginer qu'il soit transformé en Club. Tout à l'heure, un fournisseur de boissons s'est garé dans la cour.

Binda. On avait visité la maison vide d'une famille qui portait le même nom, à Bourg, vers le champ de foire. Il y avait de la belle vaisselle cassée dans le salon, et des peintures sous les combles.